« LES SEULS QUI NE FONT PAS SEMBLANTS SONT CEUX QUI FONT LE VOYAGE. »

LE PHENOMENE MIGRATOIRE VU DU SENEGAL INTERVIEW AVEC ALY TANDIAN
Source : http://www.rosalux.sn/wp-content/uploads/2016/03/Afrique-dans-le-monde-09-2.pdf

PHOTO : ODILE JOLYS

Aly Tandian est Maître de Conférences en Sociologie à l’Université Gaston Berger (Saint-Louis, Sénégal) où il est le Directeur du Groupe d’Etudes et de Recherches sur les Migrations & Faits de Sociétés (http://www.germ.sn). Ses recherches portent sur la migration, les diasporas, la protection sociale, le transnationalisme, le changement climatique et la socialisation. Il est l’auteur de plusieurs publications : « From Temporary Work to Irregular Status : The Transition and Experiences of Senegalese Migrant Women in Spain » in Truong et al. (eds.) Migration, Gender and Social Justice : Perspectives on Human Security (Heidelberg: Springer 2013) – « Nouvelles figures des migrations au Sénégal. Quand les migrants internes et internationaux se côtoient », Blocs, n°1, 2013 – « Male absence and the control of decisional power in migrants’ families in Senegal » Revista de Relaciones Internacionales, 2012 – « Climate change, adaptation strategies and mobility: evidence from four settlements in Senegal », Human Settlements Working Paper, 33, 2011.

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PEUTON PARLER DUNE FIGURE TYPE DU MIGRANT SENEGALAIS?

Non. Il s’agit de figures changeantes et plurielles selon l’époque. C’est par exemple le paysan du centre du Sénégal, des régions du Baol, du Diambour ou du Cayor et du Saloum régions de culture de l’arachide et autres céréales qui va migrer vers Dakar ou d’autres centres urbains du Sénégal quand le prix des produits agricoles baisse. Ou bien, c’était un ancien tirailleur ou un vieux migrant ayant travaillé dans les industries françaises qui a gardé ses attaches en Europe qui y retourne pour se faire soigner ou régler des soucis administratifs. Il y a aussi la femme qui allait rejoindre son époux en Europe qui pouvait être navigateur à Bordeaux ou à Marseille. Et encore, l’homme analphabète, agriculteur, dépendant des caprices du climat qui part pour se réaliser : il part pour gagner de l’argent et être mieux considéré dans son pays. Et puis, le diplômé au chômage. On entend souvent cette phrase : « mieux vaut avoir de la chance qu’une licence » !

Parmi les migrants aujourd’hui, on trouve aussi des personnes hautement qualifiées peu évoquées par les recherches malheureusement. Des recherches récentes montrent également que de nombreux candidats à la migration irrégulière sont des élèves, parfois même en année d’examen ! Ce n’est pas possible de faire le tableau clinique des profils de migrants. On peut dire qu’au fil des années et en fonction des conjonctures, la figure du migrant évolue et se diversifie.

ON OBSERVE DES ZONES GEOGRAPHIQUES DEMIGRATION PLUS OU MOINS IMPORTANTES AU SENEGAL. COMMENT LEXPLIQUEZVOUS ?

Cela s’explique par l’histoire, l’économie et l’ethnicité : il y a des ethnies qui ne voyagent pas, parce qu’elles sont attachées à la terre : les Sérères par exemple. Ils vont jusqu’à Dakar mais pas plus loin. Les grands voyageurs sont les Haalpulars, les gens de la vallée Sénégal. Le voyage fait partie de la construction du statut social. C’est comme chez les Soninkés qui pensent que « si tu as tout mais que tu n’as pas voyagé, tu n’as rien. Et si tu n’as rien mais que tu as voyagé, c’est un capital. » Les Wolofs pour leur part ne voyagent pas pour des questions culturelles mais pour des questions économiques : ils vivaient dans le bassin arachidier qui produisait moins et n’arrivait plus à nourrir les familles nombreuses.

Les Sénégalais ont donc le goût de l’aventure et ils ne lésinent pas sur les moyens pour s’engager dans les routes à risque. En plus, le voyage semble être la seule alternative qui s’offre à eux pour se réaliser. Sur le plan socioculturel, il y a des proverbes qui datent de plusieurs années et qui font l’apologie du voyage ou des migrations. La migration pour eux ce n’est pas seulement pour obtenir un emploi mais souvent et surtout pour gagner l’estime de leurs pairs. C’est tout cela qui explique que les Sénégalais sont proportionnellement le groupe le plus important parmi les migrants clandestins d’Afrique de l’Ouest en Europe.

QUEL EST LE ROLE JOUE PAR LA CONFRERIE DES MOURIDES DANS LES DYNAMIQUES MIGRATOIRES ?

Pour le Mouride le voyage est initiatique parce que le fondateur Cheikh Amadou Bamba a fait l’expérience de l’exil. La mobilité est donc initiatique. C’est un devoir, c’est quelque chose qu’il faut faire.

Pour la réussite du migrant, le fait d’être mouride joue un rôle important. Ce sont les premiers à voir eu des maisons d’hôtes dans toutes les capitales européennes et mondiales. En tant que migrant, vous y êtes accueillis. On vous aide à mobiliser un peu d’argent et à travailler. Après, vous devez faire la même

chose pour ceux qui arrivent, sans qu’il y ait d’exclusivité. A Paris, il y a des non sénégalais qui sont accueillis.

Quand une communauté mouride se crée, la première chose qu’elle fait, c’est acheter une maison. Chacun donne ce qu’il peut. Quand le marabout est de passage, il fait la bénédiction et donne un nom à la Dahira. La nôtre à Toulouse où j’étais étudiant, s’appelait « les clefs du paradis ».

Il y a aussi un message mouride pour la conduite du migrant à l’étranger : respecter l’être humain, les règles et coutumes locales. En 2001, par exemple après l’attentat du World Trade Center, la consigne était d’être moins visible et de faire profil bas.

Enfin le réseau mouride joue un rôle important dans le transfert d’argent. Selon une récente étude (« les transferts de fonds des migrants sénégalais », Direction de la monnaie et du crédit du Ministère local des finances, juillet 2013), environ 19 % de ces transferts arrivent au Sénégal par le circuit informel.

Quelles sont les destinations des migrants sénégalais ?

Les migrations intra-africaines sont les plus importantes. Les frontières en Afrique sont encore poreuses. Il est donc difficile d’avoir des chiffres. Pour des raisons de proximité socioculturelle et géographique les Sénégalais qui se rendent par exemple en Gambie ne se considèrent pas comme des migrants. Pour eux, le village où ils se rendent est le prolongement de l’espace sénégalais et par conséquent ils ne jugent pas nécessaire de s’enregistrer auprès des services consulaires. Il en va de même pour le Guinéen qui vient voir ses parents à Dakar pour une durée de plus de six mois. En Côte d’Ivoire, il y a certainement plus de 100 000 Sénégalais et encore plus en Gambie ou en Mauritanie. Le gouvernement sénégalais parle de deux millions de Sénégalais à l’étranger. Je pense qu’il en a certainement plus. C’est en tous cas dans les pays africains qu’on trouve les effectifs les plus importants de migrants sénégalais malheureusement on ne sait que peu de choses sur eux.

Les destinations des migrants sénégalais sont complexes et de plus en plus éloignées. Il y a quelques années les candidats sénégalais à la migration parlaient de « Barca walla Barsaax » (Aller à Barcelone ou mourir) et maintenant plutôt de Mbeuk Mi (les routes terrestres) avec des villes à traverser ou à s’y installer. L’Amérique du Nord et l’Europe demeurent des destinations importantes, mais il y a aussi l’Amérique latine, surtout le Brésil et l’Argentine. Le Mexique voit arriver des jeunes sénégalais qui souhaitent se rendre aux Etats-Unis à travers la ville frontière Tijuana mais le flux est encore très faible.

A partir des années 1990, on observe une augmentation de l’émigration sénégalaise vers l’Europe qui semble culminer dans les années 2000. Pourquoi ?

Plusieurs facteurs économiques et sociaux vont se conjuguer à cette époque-là et conduire de nombreux Sénégalais à tenter le voyage en Europe.

Jusqu’en 1980, Dakar était la destination des ruraux sénégalais qui quittaient leur campagne mais cette ville, capitale des affaires économiques ne répondait plus aux attentes des populations de l’intérieur du pays et produisait elle-même ses propres migrants. Dans les années 1980, les politiques d’ajustement structurel vont mener l’Etat du Sénégal à réduire ses dépenses et à se séparer de quelques-uns de ses employés. Cela aura des conséquences pour l’école par exemple qui mobilise de moins en moins d’employés et d’élèves. Elle commence à coûter de l’argent aux parents en termes d’achat de fournitures scolaires. En outre, il faut aller plus loin pour étudier et puis les Sénégalais ont perdu leur président poète, Léopold Sedar Senghor, qui les avait fait fantasmer sur l’école. Enfin les grèves vont finir par discréditer l’école.

L’école n’est plus synonyme d’emploi. On parle alors de la crise des maîtrisards, c’est à dire être le détenteur d’une maîtrise et être chômeur. La fonction publique n’embauche plus les diplômés qui sortaient des établissements universitaires.

Toujours au cours de ces années 1980, le mythe de « boy town » s’effondre petit à petit. Les « boy town » – les fils de fonctionnaires se différencient de moins en moins des « comingtown » les jeunes des zones rurales qui ont émigré en ville, à cause de la paupérisation au Sénégal dans les deux dernières décennies du XXème siècle.

Du côté de l’Europe, au début des années 1990 en revanche, l’Espagne ou l’Italie offrent de vraies opportunités à ceux qui veulent émigrer. On peut alors s’y rendre assez facilement et y trouver du travail. Il est possible de se faire de l’argent, le commerce de rue est toléré.

Cela coïncide aussi avec la situation difficile dans beaucoup de pays africains au cours des années 1990 qui décourage l’émigration vers ces pays. C’est le temps des conférences nationales marquées par l’instabilité politique dans certains pays, ou encore du développement de la préférence nationale pour d’autres, ou tout justement de la chasse aux étrangers (Gabon, au Congo-Brazzaville, en Zambie, etc.).

Puis l’an 2000 arrive avec son lot de grandes espérances. C’est l’année où on dit au Sénégal : « être riche pour de bon ou être pauvre pour de bon ». Pour les Sénégalais : « L’an 2000 sera l’année la plus belle » (l’An 2000 Atoum Natanguéla). Le Président Senghor prophétisait qu’« en l’an 2000, Dakar sera comme Paris ». Tout le monde veut donc se réaliser et l’émigration semble la voie à suivre.

D’autre part, ce sont les années de la présidence d’Abdoulaye Wade, celles de la libéralisation à outrance, où l’envie de partir a pris des proportions considérables. Dans le secteur de la pêche par exemple, l’arrivée des bateaux européens mais aussi asiatiques conduisent à la paupérisation des pêcheurs locaux. La pêche ne nourrit plus son homme, donc il faut faire autre chose. Certains sont devenus des navigateurs avec le phénomène « Barca walla Barsaax » et transportent des voyageurs vers les côtes espagnoles. Quand ils commencent par être incriminés pour cette activité, ils décident eux- mêmes d’émigrer de peur d’être persécutés dans leur pays d’origine.

La libéralisation à outrance a également occasionné la perte des terres dans plusieurs parties du Sénégal au profit d’investisseurs étrangers. Les cas des Niayes ou de la Vallée du fleuve Sénégal sont des exemples. Les jeunes quittent alors massivement les campagnes.

L’urbanisation devient préoccupante et les banlieues souffrent des inondations et du désœuvrement de la majorité des populations qui y habitent. Le Sénégal se retrouve avec un cocktail Molotov explosif, et la migration est heureusement là pour capter une partie des populations. Le rêve de se rendre en Europe se confirme chaque jour avec des départs.

Comment font les Sénégalais aujourd’hui pour émigrer en Europe ?

On apporte beaucoup d’attention au phénomène des pirogues, mais il faut savoir que le voyage par les pirogues pour se rendre de manière irrégulière en Europe ne date pas d’aujourd’hui. Mes précédentes recherches m’ont donné l’opportunité de rencontrer en Espagne des femmes sénégalaises qui sont arrivées dans une des régions de ce pays avant 2000 en pirogue. Celles-ci circulaient entre le Sénégal, la Mauritanie et Gran Canaria. Seulement à l’époque, le phénomène était moins visible médiatiquement. Et puis il était encore assez facile de venir à Dakar, de demander un visa et de prendre l’avion.

Aujourd’hui, l’obtention du visa est de plus en plus corsée même si la plupart des clandestins sénégalais en France sont encore des gens qui voyagent en bonne et due forme, c’est-à-dire des gens venus en Europe en mission de travail, avec le passeport diplomatique, la carte commerçante, la carte d’étudiant, etc. Néanmoins, tout le monde ne peut pas obtenir de visa et d’autres routes migratoires ont été inventées.

La fermeture des frontières influe sur l’élaboration de stratégies mises en place par les candidats au voyage. Au Sénégal, elle a intensifié l’inventivité et le goût du risque. On peut évoquer le cas par exemple de ces candidats au voyage pas uniquement jeunes – qui s’engagent dans les routes terrestres pour se rendre en Libye. Ils quittent le Sénégal pour se rendre à Bamako. A partir de la capitale malienne, il y a deux options, partir soit à Gao soit à Niamey. De Gao, il est possible de se rendre successivement à Timiaouine, à Tamanrasset, à Ouargla – toutes des villes algériennes – avant d’arriver à Tripoli. Tandis que de Niamey, les candidats à la migration se rendent respectivement à Agadez, à Dirkou puis dans les villes libyennes à savoir Al Gatrum, Sebha et enfin Tripoli.

Les routes terrestres sont périlleuses, dangereuses et très aléatoires, tout comme la traversée de la Méditerranée qui suit ce périple.

Que sait-on du projet porté par les migrants quand ils quittent leur pays ?

Il y a un proverbe sénégalais qui dit que « en préparant sa valise pour partir, il faut penser au retour ». Les attentes de la communauté vis-à-vis du voyage semblent donc très importantes aux yeux du migrant. Le projet du migrant quand il quitte son pays est un projet communautaire.

Ainsi, pour le migrant, le succès, c’est ce qu’on a fait chez soi durant le voyage ou au retour : c’est la maison construite, la voiture achetée, la boutique ouverte, le voyage à la Mecque payé à ses parents, le soutien apporté à l’émigration du frère ou du proche etc. Ce n’est pas toujours l’argent envoyé aux pairs restés au Sénégal qui constitue l’idéal. Le vrai succès, ce sont les réalisations faites chez soi et surtout les allers-retours entre pays d’installation et pays d’origine.

Que faudrait-il faire de mieux avec l’argent envoyé par les migrants dans leur pays d’origine ?

Les transferts d’argent destinés aux familles des émigrés ont dépassé 936 milliards de francs Cfa (1,4 milliards d’euros) en 2011. Et comme je l’ai dit, environ 19% sont des transferts informels. Ceux-ci restent en fait difficilement quantifiables. Et il est également difficile de dire combien a été envoyé dans chaque région, ville ou village. Mais il ne faut pas se focaliser sur le poids des transferts et oublier ce qu’il faut faire de ces transferts : par exemple les orienter encore davantage vers des investissements productifs et porteurs de croissance. Je pense aussi qu’il faut renforcer le système de collecte des transferts, de traitement et d’analyse de données sur les migrations en rapport avec les transferts, de voir comment faire le lien entre les transferts des migrants, la société civile, les instituts académiques et de recherche, la gouvernance de la migration, etc. Et puis, je pense qu’il faut sortir des schémas classiques : pourquoi ne pas porter un regard plus approfondi sur les transferts immatériels ?

Comment jugez-vous la coopération entre l’Afrique et l’Union Européenne sur les questions de migration ?

L’idée de cette coopération devrait être d’aider les migrants à répondre aux profils recherchés par les pays de destination. Cela serait possible si la migration était dans l’agenda des hommes politiques et

que la migration circulaire était prise au sérieux. Ce n’est pas le cas pour le moment. Il n’y a pour tout dire pas encore de politique migratoire au Sénégal. Avec une politique migratoire, il peut être possible de mettre en place des mesures concrètes profitables à la fois au Sénégal et aux pays de destination.

Il y a eu le processus de Rabat lancé en 2006 avec 57 pays africains et européens ainsi que la Commission européenne et la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la 3ème conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement tenue en novembre 2011 à Dakar, le Sommet de La Valette en novembre 2015, pour citer quelques-unes des rencontres…

Mais concrètement qu’est-ce qui a changé ? Les gens continuent à voyager. Tant que la migration n’est pas considérée comme un fait social à étudier, tant que des hommes qualifiés ne sont pas mis en poste là où les décisions se prennent, les gens vont continuer à voyager. Les politiques gèrent d’un côté, la société civile manifeste de l’autre et au milieu il y a les chercheurs qui contestent en déplorant grosso modo les « petits pantins qui ne connaissent rien à la migration et qui parlent au nom de tous ». Triste situation car, de leur côté, les acteurs des pays de destination déroulent leurs plans ! Dans ces conditions, il va être difficile de trouver des solutions !

Ce qu’il faudrait, c’est que l’Union Européenne et nos Etats africains soient plus exigeants et rigoureux dans l’analyse et la prise de décision. Pourquoi les gens migrent –ils ? Ils sont bien à la recherche de quelque chose et ce n’est pas la fermeture des frontières qui y changera quelque chose.

En outre, je pense que des efforts doivent être faits pour déconstruire les mentalités. Et ce n’est pas de l’argent donné par l’UE pour quelques mois qui vont changer les choses, c’est tout un processus. Il faut aller dans les écoles, mettre ce thème dans les manuels scolaires, aller discuter avec les gens, etc. Que toutes les composantes sociales soient associées à la gouvernance de la migration. C’est un peu triste que la gouvernance de la migration se limite à la gestion de la migration ! Il y a une véritable nuance entre la gouvernance et la gestion. La gestion, c’est se limiter à poser çà et là de grandes photos pour faire peur sur les dangers du voyage. Cela ne sert à rien. A rien du tout. Il faut sortir de ces rencontres bling bling qui ne servent qu’à partager des per diems. Réfléchir à l’auto-emploi, la création d’entreprises, aux programmes d’enseignements sur les migrations, ses causes, ses effets sont en revanche de vrais objectifs !

Mais quel devrait être le but d’une politique migratoire ? Chacun chez soi ?

En tant que sociologue, je ne suis pas pour l’arrêt des migrations. On ne peut pas faire l’apologie de la globalisation et dire aux jeunes de rester chez eux. Et si on était moins égoïste ? Aujourd’hui, de grandes entreprises européennes sont présentes à Dakar. Au nom de quoi peut-on demander aux jeunes sénégalais de ne pas aller voir ce que font ces entreprises en Europe ?

Il y a parfois dans la prise de décision une certaine absurdité. Lors d’une intervention dans une université américaine, j’ai commencé par projeter des photos que j’avais prises dans les poubelles à Grand Dakar : des vieilles chaussures Nike, des paquets de Marlboro, des chewing-gums Hollywood, des canettes de Coca Cola, etc. Et par la suite j’ai demandé à l’assistance si elle trouvait normal d’interdire aux jeunes sénégalais de se rendre dans les pays où les entreprises ayant créé ces aliments et chaussures ont fait leurs premiers pas ? La globalisation ne doit pas se limiter à la circulation des biens car derrière ceux-ci il y a les personnes.

Je ne dis pas qu’il faille ouvrir grandement les frontières. Il faut une migration responsable. Il y va de notre propre sécurité, de la sécurité de nos migrants. Il faut répondre à la question : qui doit voyager et dans quelles conditions ? Tout cela est à discuter ! Ailleurs, on a besoin d’une maind’œuvre pour les services aux particuliers, d’informaticiens, de médecins, etc. Paris ou Londres ont besoin de ce que les

pays du Sud ont. Ici également, il y a un réel besoin de ce qui existe ailleurs. Il faut décomplexer les esprits. Il faut une gouvernance des migrations sans tabou. Des accords peuvent être signés avec des mairies à travers l’Europe pour une mobilité sincère et profitable des personnes. Avec les MOOC (Massive Open Online Course), des enseignements et des formations qui correspondent aux besoins pourraient être dispensés à distance grâce à internet.

Au Sénégal, il y a tellement de choses à faire avec les migrations dans le cadre du Plan Sénégal Emergent et de l’Acte 3 de la Décentralisation, politiques mises en place par l’actuel président Macky Sall. Les migrants hautement qualifiés seraient d’une grande utilité pour introduire les technologies de pointe au Sénégal. Les transferts de fonds orientés vers des investissements productifs seraient porteurs de croissance. Des régions, grands bassins migratoires comme Louga, Matam, Diourbel, Matam, etc. pourraient atteindre l’émergence. De nombreuses collectivités locales mobiliseraient des ressources importantes en encourageant le retour au pays de leurs diasporas. Pourquoi ne pas accorder des avantages fiscaux pour une certaine durée aux membres des diasporas qui souhaiteraient mettre en place des unités de production ?

Tout cela, il faut le réfléchir, le concevoir avec intelligence. Malheureusement dans les pays du Sud, les politiques sont dans la gestion et non dans la gouvernance des migrations.

Les discours des dirigeants africains à La Valette ont beaucoup fait rire. Ils demandent à l’Europe avec le cœur serré d’ouvrir ses portes. Mais enfin ! L’Union Européenne est dans son rôle de protection des frontières ! On ne peut pas espérer de voir un jour l’Europe ouvrir grandement ses frontières ! Dans les pays du Sud, cela ne se fait pas non plus.

Il ne faut pas que nos Etats continuent perpétuellement à rater les grands rendez-vous. En Afrique, dans certains Etats, les autorités voyagent pour participer à toutes les grandes conférences sur les migrations mais leurs avions sont vides. Pourquoi n’amènent-ils pas des acteurs de la société civile, des spécialistes et des techniciens de la migration pour proposer des choses solides ? Pourquoi avant ces rencontres ne demandent-ils pas à ceux qui savent de proposer des textes à présenter ?

L’Union Européenne a pourtant déjà débloqué 74 millions d’Euros rien que pour le Sénégal pour lutter contre les causes profondes de la migration. Cela ne va-t-il rien changer ?

Les fonds européens ? Mais il ne va rien se passer. Depuis 1975, il existe des programmes de retour des émigrés. Ce n’est pas la première fois. A-t-on fait l’audit des 13 milliards de FCFA donnés par Espagne dans le cadre du « Plan Africa » (2006-2008) mis en place à la suite du phénomène « Barça ou Barsaax » ? Le Sénégal a reçu 20 millions d’euros. Initialement prévue pour financer le plan « Reva » – Retour vers l’agriculture afin de lutter contre l’émigration clandestine, une bonne partie de cette somme a été réorientée vers d’autres secteurs.

Certains captent les fonds et puis voilà. En sociologie, on appelle cela un jeu à somme nulle. Je me demande bien pourquoi on donne de l’argent à chaque veille de campagne électorale.

Et puis, il faut bien soulager quelques inquiétudes. Il faut des reportages à la télé, un peu d’ambiance quoi ! C’est le théâtre social dont parlait le sociologue canadien Erving Goffman. Un peu de faire semblant pour ne pas perdre la face et puis voilà ! Quelques trucs pour les jeunes et les femmes des quartiers, étouffés par le chômage et la contestation : quatre cybercafés, cinq salons de coiffure, quelques magasins, deux poulaillers, etc.

On est dans la théâtralité, dans la mise en scène. Quand l’Union Européenne donne de l’argent, c’est du politiquement correct. On a l’impression que tout le monde fait semblant. On m’a dit une fois au cours

d’un focus group à Madrid avec des Sénégalais que « les rares personnes qui ne font pas semblant sont ceux qui veulent s’en sortir, qui font le voyage comme seule opportunité offerte, qui prennent les pirogues et qui souffrent pour se réaliser ».

Que pensez-vous de la politique européenne d’externalisation sur le continent africain de la surveillance des frontières européennes ?

L’UE est dans son rôle. Pour l’Europe, c’est une question de sécurité à tort ou à raison. Non pas que les migrants soient des terroristes ! Mais, il s’agit de surveillance des populations : la santé, l’éducation, l’emploi, cela coûte de l’argent. L’Espagne se bat pour sécuriser ses frontières, notamment celles de ses enclaves au Maroc et maintenant, l’UE essaie de sécuriser ses frontières à partir du Niger, du Sénégal, de la Mauritanie ou du Maroc pour contenir les populations. Aujourd’hui, au nom de la sécurité, des bases militaires européennes sont ouvertes dans des pays africains.

Je ne conteste pas cette politique de l’Europe, elle est dans son rôle. Mais je me pose la question : Où sont les Etats africains?

Il existe une contradiction entre les récents accords bilatéraux passés avec certains gouvernements européens et les réglementations de la CEDEAO. Les démarches bilatérales constituent une entrave à la politique d’harmonisation interne à la sous-région, puisque les pays négocient de manière indépendante des accords dans le domaine de la migration et de l’aide au développement, sans se consulter les uns et les autres. Combien y a-t-il ainsi de Sénégalais dans les prisons d’Agadez, parce qu’ils ont tout simplement osé traverser les frontières, alors que le principe de la libre circulation au sein de la CEDEAO est reconnu dans les textes ?

L’intégration régionale est fragilisée et même bafouée en partie par l’externalisation du contrôle des frontières européennes. Cette contradiction ne semble déranger personne. C’est le faire semblant qui rythme le quotidien.

INTERVIEW PAR ODILE JOLYS (JOURNALISTE FREELANCE, DAKAR