Dr. Aly Tandian, enseignant-chercheur à l’Ugb : « Orienter les fonds des migrants vers des investissements productifs et porteurs de croissance ».

Le Dr Aly Tandian enseigne au département de Sociologie de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Spécialiste des questions migratoires, il est le directeur du Groupe d’études et de recherches sur les migrations et faits de sociétés (Germ). Il a soutenu, dans cet entretien, que les mesures restrictives migratoires en Europe poussent de plus en plus de Sénégalais à changer de cap et à se rendre en Amérique latine, espérant rejoindre les Etats-Unis d’Amérique.

 

Quelle lecture faites-vous de la migration actuelle dans notre pays ?
Faut-il le rappeler, le Sénégal est à la fois terre d’accueil et un pays de départ. Seulement, les mouvements migratoires se sont intensifiés, malgré la fermeture des frontières en Europe, surtout dans ce qui était perçu comme des eldorados pour les candidats au départ. Les difficultés économiques et les crises politiques en Afrique sont, en quelque sorte, les motifs de départ. Empruntant de plus en plus des filières originales, les réseaux de départ se sont diversifiés, recrutant aussi bien dans les campagnes paupérisées par les sécheresses que dans les banlieues désœuvrées et victimes des inondations qui ont emporté les maigres richesses et chassé les familles de leurs maisons bâties sur des zones vulnérables.

Il faut noter qu’à ce jour, les transferts financiers sont des appels au départ et demeurent les facteurs de différenciation sociale, tout en contribuant à rendre les ménages dépendants. Aussi, sociologiquement, le schéma classique qui refusait le voyage aux femmes n’est plus d’actualité car, depuis longtemps, les femmes partent et parfois vers des destinations lointaines. Certes, celles qui y sont laissées, jouent de plus en plus des rôles importants au sein de la cellule familiale, mais elles peuvent être victimes de l’absence des maris, les exposant à la tutelle des belles familles. Mais, le départ est aussi synonyme de promotion des femmes de par leur responsabilisation, ne serait ce qu’à travers la gestion quotidienne du budget familial.

Quels sont les enjeux de la migration des populations sénégalaises ?

Ils sont réels et certains que l’on retrouve au Sénégal sont quasi identiques à ceux d’autres pays. N’empêche, on peut signaler qu’au Sénégal, il y a une absence de politique nationale intégrée en matière de migration, permettant de prendre en charge, de manière cohérente et durable, l’ensemble des questions et problèmes de migration. Les différentes tares ont pour nom déficit de communication entre les institutions intervenant dans le domaine des migrations et absence de coordination efficace de leurs activités, faiblesse des ressources matérielles et financières des institutions chargées des politiques et programmes de migration-développement, insuffisance de personnel qualifié en questions migratoires, méconnaissance des nouveaux profils de migrants, etc.
 
 
Autant de déficits qui auraient pu permettre au Sénégal d’assurer une bonne gestion des flux migratoires et garantir aux Sénégalais de l’extérieur une bonne protection sociale, sanitaire et juridique tout en assurant leur promotion économique. En résumé, il y a de nombreux enjeux qui justifient que les défis, à ce jour et en rapport avec la bonne gouvernance de la migration sont, entre autres, de compléter les législations en vigueur en cohérence avec les problèmes actuels de la migration, d’orienter les transferts de fonds des migrants vers des investissements productifs et porteurs de croissance, de renforcer le système de collecte, de traitement et d’analyse de données sur les migrations.

Egalement, il est pertinent de promouvoir la participation active de la société civile et des instituts académiques et de recherche dans le processus de gestion de la migration, de renforcer la coopération entre le Sénégal et les pays partenaires, en vue d’une gestion concertée et responsable des flux migratoires.
 
Parler de la migration, c’est également évoquer les transferts financiers…

Au Sénégal, les migrations ont également beaucoup contribué aux transferts de fonds et de biens non seulement vers les villages d’origine des migrants, mais aussi en direction de Dakar et d’autres centres urbains, où des migrants réalisent d’importants investissements. Les montants exacts de ces transferts de fonds s’avèrent toujours difficiles à évaluer à cause de l’existence de circuits informels, où transitent d’importants montants, sinon plus élevés que ceux transitant par les canaux officiels.

Autre point à signaler, une bonne partie des transferts d’argent des émigrés est consacrée à la satisfaction des besoins des familles. La part destinée aux investissements est limitée, du fait de plusieurs contingences. Dans la vallée du fleuve Sénégal, les émigrés, par le biais de leurs transferts, ont d’abord financé des infrastructures et des équipements collectifs.

Mais de plus de plus, il y a des investissements innovants des émigrés…

Oui, en fait, devant les incertitudes liées aux crises dans la plupart des destinations, des émigrés ont investi dans plusieurs secteurs : immobilier, commerce de détail, quincaillerie, vente de pièces détachées, friperie, vente de produits de beauté, de matériels électroménagers, etc.

Dans les villes, les investissements des émigrés ciblent des secteurs comme le transport (taxis, cars), le commerce (importation de véhicules et pièces détachées d’occasions notamment), tandis que dans le milieu rural, les émigrés mettent en place, quand les opportunités commerciales et les conditions de production le permettent, des investissements dans le domaine de l’élevage, de l’aviculture et, dans une moindre mesure, du maraîchage.
Toutefois, les transferts de fonds vers le Sénégal ont connu, avec la récente crise financière, un essoufflement, car de nombreux migrants sénégalais en Espagne et en Italie se sont retrouvés au chômage et dans la précarité économique. Les migrants les plus affectés par cette crise financière sont ceux évoluant surtout dans le secteur des Btp et du commerce ambulant.

On constate de nouvelles routes migratoires.

Aujourd’hui, on assiste à un élargissement renouvelé des espaces migratoires sénégalais. Les départs ont d’abord concerné la France et les pays africains, puis se sont étendus vers l’Europe du Sud et les Etats-Unis. Il semble probable que les départs enregistrés vers l’Argentine ou du Brésil peuvent faire de l’Amérique du Sud la nouvelle destination des Sénégalais.

Des observations récentes effectuées au Mexique – et plus précisément à Tijuana, la dernière ville avant de se rendre à San Diego, aux Etats-Unis d’Amérique – nous confirment un passage dans ces lieux de jeunes sénégalais. Sous un autre registre, des entretiens flottants réalisés auprès de jeunes haïtiens et ghanéens nous confirment des circulations de migrants sénégalais en Colombie, au Panama, en Costa Rica, au Nicaragua, en Honduras et au Mexique. Découragés par les règles migratoires restrictives de l’Europe, les Sénégalais ont peu à peu gagné l’Amérique latine en espérant remonter jusqu’aux Etats-Unis d’Amérique.

A ce jour, ces pays d’Amérique latine sont des routes migratoires de faible présence de Sénégalais, mais rien n’écarte qu’elles deviennent des destinations de rêve à cause des difficultés qu’ils éprouvent pour rejoindre l’Europe via Ceuta, Melilla ou Lampedusa. La complexification des conditions d’entrée fait toujours émerger de nouvelles destinations.

Quel sont les profils des migrants qui se rendent en Amérique latine ?

Des migrants sénégalais qui se rendent pour faire fortune dans les pays d’Amérique latine sont, pour la plupart, des hommes ayant entre 20 et 40 ans. A leur arrivée, la réalité économique s’avère moins paradisiaque que prévu, à cause notamment du coût élevé de la vie et de l’inflation exponentielle. L’instabilité de la monnaie locale rend les transferts d’argent vers le Sénégal très coûteux. Les premiers Sénégalais qui sont arrivés en territoire argentin n’envisageaient pas forcément de s’y installer.
 
Propos recueillis par A. M. NDAW
LE SOLEIL